L’empiètement sur le terrain d’autrui : une atteinte au droit de propriété

ANALYSE - Le droit de propriété est un droit fondamental qui permet à chacun de jouir et de disposer librement de ses biens. Lorsqu’une personne construit, même partiellement, sur la parcelle voisine à la sienne sans autorisation, que ce soit un mur, une clôture, une avancée de toiture ou toute autre structure, on parle alors d’empiètement. Cette situation, souvent source de litiges entre voisins, constitue une atteinte directe au droit de propriété d’autrui. Par Nathalie Quiblier, journaliste

 

L’empiètement ne peut pas être justifié par la bonne foi du voisin constructeur ou l’ancienneté de la construction : il s’agit dans tous les cas d’un fait illégal que les tribunaux sanctionnent de manière rigoureuse, pouvant aller jusqu’à la démolition de l’ouvrage. La démolition peut donc être prononcée même si les travaux sont minimes ou réalisés de bonne foi. 

 

Ne pas confondre : « empiètement » et « construction » sur le terrain voisin

D’un point de vue juridique, il faut distinguer deux notions :

- l’empiètement consiste à édifier une construction ou un ouvrage ou réaliser une plantation empiétant partiellement sur le terrain voisin sans autorisation (par exemple : une toiture qui dépasse, un mur qui empiète de quelques centimètres). Dans la pratique, il arrive qu’un propriétaire fasse édifier une clôture, un mur ou même un abri de jardin en débordant, parfois sans le savoir, sur le terrain de son voisin. Ce type de situation survient souvent lorsque la limite exacte entre deux terrains n’a jamais été clairement fixée, faute de bornage ;

- la construction intégrale sur le sol d’autrui désigne le fait d’édifier un bâtiment, une plantation ou un ouvrage entièrement sur le terrain du voisin, sans autorisation.

 

La construction sur le sol d’autrui est régie par l’article 555 du Code civil. Il n’est pas toujours possible d’exiger la démolition des ouvrages construits. En effet, ces ouvrages peuvent avoir été réalisés par une personne de bonne foi qui a cru, faussement, être propriétaire de la parcelle litigieuse. 

En revanche, dans le cas de l’empiètement, on applique l’article 545 du Code civil, qui protège strictement le droit de propriété. Autrement dit, si un propriétaire bâtit par erreur en partie sur le terrain de son voisin, même de quelques centimètres, il s’agit d’un empiètement… Et la justice peut ordonner la démolition pure et simple de l’ouvrage, quelle que soit la bonne foi du constructeur. Cette jurisprudence relative à l’empiètement est constante et se montre très stricte en matière de respect des limites de propriété. Ainsi, elle s’applique aussi pour des empiètements discrets : une toiture qui dépasse, des fondations qui traversent la limite séparative, ou encore une isolation extérieure débordante sur le terrain du voisin, voire un barbecue maçonné construit en partie de l’autre côté de la limite séparative.

 

Le Code civil prévoit aussi l’empiètement végétal. Son article 673 permet à tout propriétaire d’exiger la coupe des branches d’arbres ou d’arbustes qui dépassent sur son terrain. Là encore, l’empiètement, même naturel, constitue une atteinte à la jouissance paisible de la propriété.
Cet article 673 précise même que tout propriétaire peut « couper lui-même » les « racines, ronces ou brindilles qui avancent » sur sa propriété.  

 

À noter : le bornage consiste à déterminer la ligne exacte qui sépare deux propriétés voisines et à poser des repères physiques (les bornes) pour la rendre visible et définitive.

Le bornage peut être amiable, si les deux voisins sont d’accord pour faire appel ensemble à un géomètre-expert. En cas de désaccord, l’un des propriétaires peut saisir le tribunal judiciaire pour obtenir un bornage judiciaire. L’objectif du bornage est simple : éviter tout litige futur, prévenir un empiètement ou, au contraire, prouver qu’un empiètement a bien eu lieu.

 

 

Comprendre l’empiètement : une atteinte illégale à la propriété

Le droit de propriété bénéficie d’une protection très stricte en droit français. L’article 545 du Code civil le rappelle avec fermeté : « nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité ». En dehors de cette exception, qui ne concerne que l’État ou les collectivités locales (droit de l’expropriation) et fait l’objet d’une procédure très encadrée, personne ne peut s’approprier, même partiellement, le bien d’autrui. L’empiètement, c’est précisément ce qu’interdit ce principe fondamental.

Le régime juridique de l’empiètement repose quasi exclusivement sur la jurisprudence, et les tribunaux ont toujours adopté une position très ferme en faveur du propriétaire victime. Les décisions rendues par la Cour de cassation montrent que peu importe la taille du dépassement, il y a empiètement dès lors qu’un élément de construction franchit la limite séparative. Cela a été admis pour des empiètements de quelques millimètres seulement, jusqu’à 5 mm dans une affaire jugée en 2002 (Cour de cassation, 3e civ., 20 mars 2002, n° 00-16.015 : dans cette affaire, la démolition d'une partie infime de clôture a été prononcée), et même pour un débord de toiture de 20 cm (Cour de cassation, 3e civ., 10 novembre 2016, n° 15-19.561 : il s'agissait, dans cette affaire, d'un débord édifié en surplomb de la propriété voisine et la démolition de ladite partie du toit a été prononcée).

 

 

Le principe est clair : le moindre dépassement suffit à caractériser l’empiètement.

La seule exception admise concerne l’hypothèse où le propriétaire du terrain accepte expressément l’empiètement. Le propriétaire constructeur doit alors obligatoirement obtenir préalablement l’autorisation de son voisin qui peut être formulée via la vente de la bande de terrain concernée ou la mise en place d’une servitude.

Mais pour que cette tolérance soit valable, il faut un accord écrit, clair et formalisé (exemple : un acte de servitude). Un simple échange verbal ne suffit pas.

Ainsi, dès lors que le voisin victime de l’empiètement a consenti aux travaux en toute connaissance de cause, et de manière formalisée, il ne peut ensuite réclamer la démolition*. C’est ce que la Cour de cassation a jugé en 2017, dans une affaire où le voisin avait approuvé la pose d’un bardage contre un mur mitoyen, ainsi qu’une gouttière débordant de 20 centimètres. Ayant accepté ces aménagements en connaissance de cause, il ne pouvait plus les contester par la suite (Cour de cassation, 3e civ., 22 juin 2017, n° 16-13.487).

À l’inverse, le silence du voisin au moment des travaux ne vaut en aucun cas autorisation. Le fait de ne pas réagir lorsqu’une construction est en cours n’empêche pas de demander plus tard la remise en état. Même si l’empiètement est visible, même s’il n’occasionne aucun préjudice concret, le propriétaire du fonds touché est en droit d’obtenir la démolition de la partie construite en empiètement.

 

 

Sanctionner l’empiètement : la démolition comme règle de principe

Lorsqu’un propriétaire empiète sur le terrain de son voisin, même de manière infime, la loi est sans ambiguïté : ce dernier est en droit d’exiger la démolition de la partie de l’ouvrage qui dépasse. Et ce droit ne concerne pas seulement les constructions visibles à la surface du sol : il s’étend également aux empiètements en sous-sol, comme des fondations ou des canalisations, ainsi qu’aux éléments qui surplombent la parcelle comme des toitures, avancées, balcons.

En dehors des cas où l’empiètement a été formellement autorisé (voir ci-dessus), la sanction est invariable. Même lorsque la destruction de l’ouvrage risque de provoquer d’importants désordres, le juge ne peut pas faire obstacle à la démolition. C’est ainsi que la Cour de cassation a ordonné la suppression de tirants d’ancrage et d’éléments de maçonnerie implantés dans le sous-sol du terrain voisin, alors même que l’expert alertait sur les conséquences techniques d’une telle opération (Cour de cassation, 3e civ., 10 novembre 2009, n° 08-17.526).

Bien évidemment, si l’empiètement est minime et qu’il ne porte pas réellement préjudice, le voisin victime de l’empiètement peut préférer demander en justice seulement une indemnisation et non la démolition. Cela ne signifie pas qu’il renonce à la propriété de la partie empiétée.

Ce droit à la démolition reste valable même si le propriétaire victime de l’empiètement a acquis son bien après la construction litigieuse, et en connaissance de cause. Cette situation n’empêche pas l’exercice du droit de propriété, tant qu’aucun accord écrit n’a été formalisé entre les parties. L’ancienneté de la construction, sa visibilité, l'absence de nuisance, ou encore le comportement du voisin lésé sont donc sans incidence sur l’issue du litige.

Ce régime est également indépendant de la bonne ou de la mauvaise foi du constructeur. Qu’un propriétaire ait agi en toute innocence ou avec l’intention de s’approprier un bout du terrain voisin ne change rien : la sanction est la même.

La Cour de cassation applique strictement le principe selon lequel tout empiètement, même minime, doit cesser ; c’est pourquoi la démolition est très souvent prononcée. En 2021, elle a même ordonné la destruction d’un mur dont les fondations débordaient de 18 centimètres, malgré les conclusions de l’expert indiquant que le défaut pouvait être corrigé simplement (Cour de cassation, 3e civ., 4 mars 2021, n° 19-17.616). Ainsi, quelle que soit son ampleur, un empiètement doit être sanctionné par sa démolition.

Le message est clair : le juge n’a pas à apprécier s’il existe un préjudice ou non, ni à proposer une indemnité à la place de la démolition demandée par le propriétaire victime de l’empiétement.

En complément de la démolition, le propriétaire lésé peut également solliciter des dommages et intérêts, sur le fondement de la responsabilité civile (article 1240 du Code civil), pour compenser un trouble de jouissance, des frais ou un préjudice moral.

Il est aussi important de noter que cette sanction pèse sur le propriétaire du fonds empiétant, même si ce n’est pas lui qui a construit l’ouvrage. C’est à lui qu’il revient de mettre fin à l’empiètement, quitte à engager ensuite la responsabilité du constructeur, de l’architecte ou du géomètre (Cour de cassation, 3e civ., 6 septembre 2018, n° 17-18145). En somme, un empiètement peut résulter d’une erreur de positionnement du bâtiment, d’un défaut de bornage, ou simplement d’une approximation dans les plans. Mais, même dans ces cas où la faute n’est pas volontaire, la responsabilité du voisin reste entière. La loi autorise le voisin victime de l’empiètement à exiger que la construction soit ramenée exactement à la limite séparative, quitte à imposer des travaux de démolition coûteux.

 

 

Agir contre un empiètement : quelles conditions pour obtenir la démolition ?

Avant de pouvoir exiger la démolition d’une construction qui empiète sur son terrain, encore faut-il démontrer que l’empiètement est bien réel. C’est la condition essentielle pour que le juge accepte de se prononcer. Cela suppose, dans un premier temps, que les deux terrains soient contigus : il ne peut y avoir d’empiètement si les fonds sont séparés, par exemple, par une voie publique ou un espace commun. Le dépassement ne doit pas être seulement apparent ou allégué, mais matériellement constaté.

Pour cela, la preuve de la limite exacte entre les propriétés est indispensable. Le plus souvent, elle est apportée par un bornage, réalisé à l’amiable entre voisins ou, en cas de désaccord, ordonné par le juge. Une fois cette limite fixée, le juge peut désigner un expert pour vérifier l’existence, la nature et l’ampleur de l’empiètement. Si celui-ci est confirmé, le tribunal peut alors ordonner la démolition de la partie de la construction litigieuse, voire assortir cette décision d’une astreinte financière pour contraindre le voisin à exécuter le jugement.

Contrairement à d’autres types de litiges, ici, le droit est particulièrement strict : l’auteur de l’empiètement ne peut pas faire valoir qu’il n’y a pas de préjudice, ni invoquer un éventuel abus de droit de la part du voisin qui agit. La Cour de cassation le répète fermement : lorsqu’un empiètement est caractérisé, le propriétaire est en droit d’en exiger la suppression, sans que sa demande puisse être considérée comme fautive ou disproportionnée (Cour de cassation, 3e civ., 21 décembre 2017, n° 16-25.406). Autrement dit, nul n’est tenu d’accepter une occupation, même minime, de son terrain.

L’action en démolition est imprescriptible, ce qui signifie qu’elle peut être engagée à tout moment, même plusieurs années après la réalisation des travaux. Qu’il découvre tardivement l’empiètement, par exemple à l’occasion d’un bornage ou de travaux, ou qu’il ait volontairement attendu pour agir, le propriétaire victime reste en droit d’exiger la remise en état.

Certains auteurs d’empiètement tentent de faire obstacle à la démolition en invoquant la prescription acquisitive, qui permet de devenir propriétaire d’un bien après une possession continue de trente ans. Ils veulent mettre ainsi en avant le fait qu’ils sont propriétaires de la partie de terrain concerné et qu’il n’y a donc pas empiètement. Mais en pratique, cette voie est rarement ouverte, car les conditions juridiques de ce qu’on appelle l’« usucapion » sont stricts :  il faut prouver une possession publique, paisible, non interrompue, et non contestée par le propriétaire. Or, dans la majorité des cas, les désaccords éclatent bien avant ce délai. En outre, le caractère public de la possession fera généralement défaut pour un empiètement souterrain. La Cour de cassation a, par exemple, reconnu qu'une activité d'extraction industrielle au-delà de la limite séparative d'une propriété constituait un empiétement par appropriation du sous-sol (3e Chambre civ. 11 février 2015, n°13.26-023). Dans cette même affaire, la Cour de cassation a déclaré qu’il n’y avait pas usucapion car, selon les juges, la possession publique est rigoureusement impossible dans le cas d'un empiétement souterrain et donc clandestin.