L’adage « nul n’est censé ignorer la loi » nous rappelle qu’il n’est pas possible de se soustraire à une loi et aux sanctions qu’elle prévoit en invoquant sa méconnaissance. Si nul n’est censé ignorer la loi, est-il concevable de manier la loi en toute liberté ? Nous verrons que la réponse est négative et notamment en matière fiscale où la notion d’abus de droit a fait, de tout temps, couler beaucoup d’encre. D’ailleurs, selon Jean Dutourd « Tout usage finit par se changer en abus ». [1] Le penchant pour les contribuables de tenter de se dérober à l’impôt est somme toute naturel. Le Professeur Maurice Cozian ne rappelait-il pas que l’habileté fiscale est un attribut qu’il convient de cultiver.[2] ?
En France, l’abus de droit est né de la jurisprudence de la Cour de cassation (reprise par le Conseil d’Etat) qui a reconnu à l’Administration fiscale en 1867 le droit et le devoir de rechercher le véritable caractère des stipulations contenues dans les contrats pour asseoir les droits dus par les parties.[3]
Une loi de janvier 1941 a introduit la 1ere définition légale de l’abus de droit, modifiée ensuite par la loi du 27 décembre 1963.
Le Conseil d'État[4] a étendu le champ de l'abus de droit en ajoutant à la simulation, la fraude à la loi.
La loi Aicardi[5] a accordé des garanties au contribuable, notamment la faculté de saisir le Comité consultatif pour la répression des abus de droit. La majoration initialement fixée à 200 % a été réduite à 80 %.
Afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.[6]
En cas de désaccord sur les rectifications notifiées, le litige est soumis, sur demande du contribuable, à l'avis du comité de l'abus de droit fiscal. L'administration peut également soumettre le litige à l'avis du comité.
Si l'administration ne s'est pas conformée à l'avis du comité, elle doit apporter la preuve du bien-fondé de la rectification.
Les avis rendus font l'objet d'un rapport annuel qui est rendu public7.
Telle est la lettre du texte avant la réforme de la loi de finances pour 2019.
A titre d’exemples ont été considérés comme abusifs :
Sous la définition de l'abus de droit deux situations distinctes sont réunies : celle où l'administration constate qu'une action présente un caractère fictif et celle où le contribuable se voit reprocher d'avoir réalisé une opération ayant une motivation exclusivement fiscale.
Il s’agit de créer une façade juridique différente de la réalité, notamment économique, qui sous-tend l’action incriminée.
L’opération en cause dissimule une réalité toute autre qu’il convient de soustraire au regard de l’Administration. On parle alors d’abus de droit par simulation.
Par exemple, une vente doit être considérée comme fictive, dans le cas où elle déguise une donation, ce qui sera démontré si l'acquéreur, un parent du vendeur, a été dispensé d'acquitter le prix de la vente. De même une donation doit être considérée comme fictive lorsqu'il résulte des clauses de l'acte que le donateur ne s'est pas véritablement dessaisi des biens donnés.
Les actes que l'administration peut écarter en démontrant un abus de droit peuvent être des actes écrits ou non (bail verbal notamment) qu'ils soient unilatéraux, bilatéraux ou autres : il s'agit, en pratique, de tout document ou fait qui justifie l'intention de son auteur et produit des effets juridiques.
Il s’agit ici de poser des limites à la lecture de textes et décisions et à l’usage répréhensible qui pourrait en être fait. Situation d’autant plus paradoxale que ces textes et décisions peuvent être créateurs de droits pour le contribuable.
On évoque dans ce cas l’abus de droit par fraude à la loi.
La recherche d'un but exclusivement fiscal consistant à éluder ou atténuer les charges fiscales peut notamment prendre la forme d'une réduction d'une dette d'impôt ou de la perception indue d'un crédit d'impôt ou encore de l'augmentation abusive d'une situation déficitaire.[12]
Le Conseil d’Etat considère que l’application littérale d'une convention fiscale contre l'intention de ses auteurs est constitutive d’une fraude à la loi [13].
Pour que l'administration puisse reprocher à un contribuable d'avoir commis un abus de droit, il faut que l'intéressé ait recherché un avantage fiscal particulier qu’il n’aurait pas obtenu s’il ne s’était pas placé dans une telle configuration.
Il en résulte que le contribuable s’est installé dans une situation plus favorable que celle qui aurait été la sienne s'il s'était conformé à une pratique normale pour atteindre ses objectifs.
Selon l’Administration, l'exercice d'une option offerte par la législation fiscale n'est pas en soi constitutif d'un abus, les conditions qui ont permis de se trouver en situation d'exercer cette option peuvent en revanche être abusives et encourir la mise en œuvre de la procédure de l'abus de droit fiscal (CE, 3 février 1984, n° 38320).[14]
Par ailleurs, il n'y a abus de droit que si les actes accomplis par le contribuable n'ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d'atténuer ou d'éluder les charges fiscales (critère subjectif). Le contribuable échappera à la sanction de l'abus de droit s'il existe des motivations non fiscales à l’acte qu’il aura réalisé.
Enfin, l'abus de droit n'existe que si l'administration établit que le contribuable a recherché le bénéfice d'une application littérale de textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs (critère objectif).
A l’instar de toute infraction aux obligations fiscales, l'abus de droit entraîne le rappel de l'impôt éludé et l'exigibilité de l'intérêt de retard de 2,40 % l'an.
S'y ajoute une majoration qui s'élève à 80 % du montant de l'impôt éludé sauf lorsqu'il n'est pas établi que le contribuable a eu l'initiative principale du ou des actes constitutifs de l'abus de droit ou en a été le principal bénéficiaire ; dans ce cas le taux de la pénalité est ramené à 40 %.
La loi de finances pour 2019[15] a instauré un nouveau texte sur l’abus de droit dans le but de fournir à l’Administration un dispositif complémentaire en vue de lutter contre la fraude fiscale.
Ce que l’on appelle désormais le « mini abus de droit fiscal » consiste à vérifier la présence ou non d’un but principalement et non plus exclusivement fiscal.
Le nouvel article L 64 A du Livre des Procédures Fiscales (LPF) dispose :
« Afin d'en restituer le véritable caractère et sous réserve de l'application de l'article 205 A du code général des impôts, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes qui, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ont pour motif principal d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.
Ainsi, à l’abus de droit primitif (l’article L64 demeure inchangé) qui concernera les opérations fondées sur un but exclusivement fiscal s’ajoute un abus de droit rajeuni concernant les opérations à but principalement fiscal.
Cet article ne s’appliquera qu’aux rappels notifiés à compter du 1er janvier 2021 portant sur des actes passés ou réalisés à compter du 1er janvier 2020.
De plus, aucune pénalité spécifique n’est prévue. De sorte que la majoration de 80% ne devrait pas s’appliquer dans le cas d’opérations abusives à but principalement fiscal.
L'administration dispose toutefois de la possibilité, à condition d’en justifier, de recourir à d'autres sanctions, telle la majoration de 80 % pour manœuvres frauduleuses ou la majoration de 40 % en cas de manquement délibéré.
Devant les inquiétudes suscitées par ce nouveau texte notamment en matière de démembrements de propriété, M. DARMANIN, ministre de l’Action des Comptes Publics, a publié le 19 janvier 2019 un communiqué visant à rassurer le public et les praticiens dans lequel il rappelle : « …la nouvelle définition de l'abus de droit ne remet pas en cause les transmissions anticipées de patrimoine, notamment celles pour lesquelles le donateur se réserve l'usufruit du bien transmis, sous réserve bien entendu que les transmissions concernées ne soient pas fictives. »
L’administration n’a pas encore publié de commentaires sur le mini abus de droit. A n’en pas douter les professionnels du droit fiscal devront réfléchir à deux fois avant de s’engager sur des solutions auprès de leurs clients.
Reste la possibilité de recourir, en amont, au rescrit abus de droit.
La procédure d'abus de droit n'est, en effet, pas applicable lorsqu'un contribuable, préalablement à la conclusion d'un ou plusieurs actes, a consulté, par écrit, l'administration centrale en lui fournissant tous éléments utiles pour apprécier la portée véritable de cette opération et qu’elle n'a pas répondu dans un délai de 6 mois à compter de la demande.
Enfin, à la demande du contribuable (ou de l'administration), le litige peut être soumis, en cours de contrôle fiscal, à l'avis du Comité de l'abus de droit fiscal.
Les avis du Comité font l'objet d'un rapport annuel et sont publiés trimestriellement.
La loi de finances pour 2019 apporte, tout de même, une note positive sur laquelle nous conclurons.
Pour les rappels notifiés à compter du 1er janvier 2019, quel que soit l’avis du Comité, l’Administration supporte, désormais, la charge de la preuve en cas de contentieux ultérieur.
[1] Romancier et essayiste français (1920-2011) - Le fond et la forme
[2] M. Cozian Abus de droit, simulation et planning fiscal : B.F. Lefebvre 12/1984 p.623
[3] Cass. civ. 20-8-1867 : DP 1867, 1, P. 337
[4] Conseil d’Etat (CE), plén. fisc., 10 juin 1981, n° 19079
[5] Loi Du 8/07/1987
[6] Article L64 du livre des Procédures Fiscales (LPF)
7- Article L 64 du Livre des Procédures Fiscales (LPF)
[8] CE 7e et 9e s.-s. 10 mai 1991 n° 68110, Garlopeau : RJF 7/91 n° 988
[9] CE Conseil d'État, 9ème - 10ème chambres réunies, 08/02/2019, 407641
[10] Cour d’Appel Douai 29-9-2003 n° 02-2777, 1e ch., 1e sect., Gruson : RJF 7/04 n° 813.
[11] Cass. com. 8-2-2017 n° 15-23.043 F-D043 F-D BF 5/17 inf. 556
[12] Doctrine administrative BOI-CF-IOR-30 n°40, 24-11-2014
[13] CE plén. 25-10-2017 n° 396954 FR 44/17 inf. 9 p. 13
[14] BOI-CF-IOR-30 n°50, 24-11-2014
[15] Loi n°2018.1317 du 28 décembre 2018
Me Isabelle Bastide, avocat
Source : 25 millions de propriétaires • N°septembre 2019
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